samedi 29 décembre 2012

Les deux Espagnes

Curieusement, il m'a fallu trois ans de vie en Espagne pour y connaître des gens de droite. Même des simples conservateurs cachés derrière des apparences progressistes, jamais vus avant d'arriver à Madrid, en 2010. Il faut dire que l'Espagne où j'allais, en 2007, n'a rien à voir avec celle qui s'achève sur un 2012 triste. Mon Espagne de 2007 était confiante, ouverte sur le monde, progressiste, optimiste et plutôt de gauche. Mon imaginaire et moi, on s'embarquait alors dans un pays où le soleil chante, les gens sont gais et où leur joie de vivre n'est pas qu'une expression. On quittait la morose France pour des lendemains faits de sangria et de sieste sous les oliviers. 

La réalité était autre, et il m'aura fallu du temps pour m'en rendre compte. J'arrivais dans un pays plutôt de gauche, mais dont la crise n'allait pas tarder à provoquer une colère généralisée contre Zapatero. Il me fallut donc 2011, et mon entrée dans la rédaction d'un média plutôt situé à droite pour me rendre compte que non, l'Espagne, ce n'est pas seulement L'Auberge espagnole, le mariage gay, les fêtes d'Ibiza, la dance de merde ou le fait de fumer des pétards dans la rue. L'Espagne, c'est aussi la Semaine sainte, les processions austères, la corrida sanglante, le néo-libéralisme d'Aznar et tout son lot de réactionnaires qui, sous de faux-semblants reaganiens, continuent de penser que sous Franco, on vivait beaucoup mieux.

J'avais toujours vu l'Espagne comme un pays plutôt de gauche mais il faut se rendre à l'évidence, c'est comme partout, il y a des gens de gauche et des gens de droite. Mais en fait, non, la réalité va plus loin. L'Espagne d'aujourd'hui s'est construite dans la lutte de deux Espagnes, continuellement en guerre, et qui ont trouvé la paix à travers la démocratie et le redressement économique connu grâce à l'entrée dans l'Union européenne. Or, cette paix est fragile, le spectre du retour de flamme de la guerre civile est toujours bien présent, et plus encore en temps de crise. 

Deux frères ennemis

Si vous allez au musée du Prado et osez vous aventurer dans les salles les plus flippantes du musée, dédiées aux peintures noires de Francisco de Goya, vous verrez alors cette étrange mais impressionnant tableau :
"Duel à coups de gourdin", ou Duelo a garrotazos en espagnol, est l'une des œuvres tardives du peintre les plus emblématiques. Plus qu'une simple lutte, on a longtemps voulu y voir le symbole de deux Espagnes irréconciliables qui se chamaillaient à l'époque du peintre, celle de la Restauration post-napoléonienne. 
Il faut savoir que Napoléon a eu beaucoup plus d'impact ici que ce que les Français voudraient bien reconnaître. La guerre qu'on nomme d'Espagne en France, celle qui eut lieu de 1808 à 1812, s'appelle Guerra de independencia en espagnol, et ce pour des raisons évidentes : la démocratie et la liberté ne s'imposent pas par la violence et le coup d'Etat. Contre la démonstration de force napoléonienne, Madrid s'insurge et contre les meurtres perpétrés par les grognards, toute l'Espagne se soulève. C'est une guérilla contre l'oppression française qui, curieusement, reste à faveur des Bourbons d'Espagne et du conservatisme. D'où le fameux "Vive les chaînes" des absolutistes, qui auront cependant à composer avec d'autres forces plus éclairées, d'inspiration révolutionnaire ou non, s'engageant en faveur de la Liberté et voulant non pas restaurer la monarchie absolue, mais avancer vers la monarchie à l'anglaise comme le démontre la Constitution de 1812, promulguée à Cadix et d'inspiration libérale. 

Décadence

Il aura donc suffi de l'interventionnisme français pour réveiller ces deux Espagnes, qui ne cesseront de se déchirer au cours du XIXe siècle. Carlistes, libéraux et autres mouvements politiques se confondent avec les identités espagnoles et les différents régimes monarchiques qui sont instaurés. Deux manières de diriger font alors deux Espagnes différentes. Et tandis que l'une gouverne, l'autre périclite. L'une fait des réformes, l'autre les annihile. Si l'une veut avancer, c'est que l'autre veut reculer. Et si l'une va trop loin, l'autre est prête à prendre les armes pour l'en empêcher. 

On sait ce que provoqueront ces deux Espagnes : une décadence telle que le pays entre dans le XXe siècle à peine industrialisé, ayant perdu son empire et encore engoncé dans l'obscurantisme religieux tandis que la France adopte la loi sur la laïcité. L'Espagne s'est tellement vainement battue qu'on comprend désormais mieux comment la peinture de Goya représentait des frères semblables mais ennemis, condamnés à sombrer dans la guerre perpétuelle. L'époque qu'on a appelé "L'Âge d'argent" voit alors les intellectuels des générations de 1898, 1914 et 1927 évoquer ces deux Espagnes avec une certaine mélancolie. On retiendra alors les vers amers d'Antonio Machado

Il y a désormais un Espagnol qui veut
Vivre et qui commence à vivre
Entre une Espagne qui meurt
Et une autre qui bâille.
Petit Espagnol, toi qui viens 

Au monde, que Dieu te garde :
Une des deux Espagnes
Te glacera le 
cœur
.

Écrits en 1898, ces vers semblent pourtant destinés à l'enfant naissant en 1938 dans une famille d'anarchistes, en pleine guerre civile, dont la vie s'arrêtera tôt ou se poursuivra sous le joug de Franco. Car la victoire du fascisme, c'est aussi la victoire tant rêvée d'une des deux Espagnes, la catholique, la nationale, l'autoritaire. Ou comme le résumera bien la devise franquiste : ¡Una, grande y libre! Indivisible, impériale et non soumise aux influences étrangères.

Le compromis de tous

Franco assume alors le souhait d'une seule Espagne de devenir un Etat central, catholique et conservateur. Censure de la création artistique, répression de l'opposition, promotion de l'éducation religieuse, interdiction des langues locales ou des fêtes régionales sont autant de mesures destinant à promouvoir l'Espagne voulue des notables conservateurs, des militaires et des politiques réactionnaires. Cette Espagne-là s'achève-t-elle avec la mort de Franco, en 1975 ? C'aurait été trop beau. 

L'amnistie générale, le désir de réconcilier la nation et d'adopter un régime qui corresponde enfin à la volonté populaire font qu'on adopte une Constitution de 1978 se voulant le compromis de tous, des plus réactionnaires aux plus révolutionnaires. Les deux Espagnes, c'est fini, place à la démocratie. 

Or, beaucoup de raisons nous disent combien ces deux Espagnes existent encore. La crise économique et la politique d'austérité menée par le gouvernement Rajoy sont des menaces claires à l'Etat espagnol tel qu'il a été construit depuis la fin de la dictature. La démocratie à économie sociale de marché, la monarchie constitutionnelle telle qu'il n'y en avait jamais eu en Espagne et surtout, l'Etat-providence, considéré comme l'un des meilleurs du monde, tout cela n'a plus de sens lorsque certains s'accaparent les richesses et confisquent le pouvoir, lorsque le Roi n'est plus exemplaire et que la corruption atteint sa propre famille ou lorsque, tout simplement, les pouvoirs centraux et régionaux menacent le bien-être social et tentent de le mettre aux mains de ceux qui voudraient en tirer des bénéfices. L'une des deux Espagnes risque de provoquer l'explosion en tentant d'imposer son pouvoir.

L'Espagne née en 2012 doit donc se réinventer, sans les deux Espagnes en toile de fond. L'heure du consensus est finie et il est temps, pour les années qui viennent, de reconstruire une démocratie plus à l'écoute de ses citoyens, basée sur la suprématie de la Loi et l'indépendance de la justice. Fonder une Espagne véritablement séculaire, où l'éducation n'est plus prise en charge par l'Église. Et créer une Espagne fédéralegarantissant les droits de tous, le bien-être social et l'identité des nations espagnoles telles qu'elles ont toujours existé. 
On ne peut donc souhaiter qu'une chose pour 2013 : que meure cette Espagne morne, peu inspirée économiquement, dominée par une église obsolète et régie par un roi malade, menacée par la misère et les inégalités à cause d'un gouvernement qui navigue à vue ; que cette Espagne-là laisse sa place à une autre.

Pour aller plus loin : lire cet excellent article, Ser de España, sur Wikipedia.
Pour finir en chanson : Cecilia, chanteuse espagnole aux faux airs de Joan Baez, qui osa dénoncer l'Espagne franquiste en direct à la télévision d'État. Et faire l'apologie de son Espagne bien-aimée.



jeudi 27 décembre 2012

Immobilier toxique

Tandis que des millions d'Espagnols fêtaient comme ils pouvaient Noël, avec peut-être moins de cadeaux mais sans doute autant de gambas, percebes et cava engloutis qu'auparavant, des choses étranges se passaient du côté du FROB. Le Fonds de restructuration bancaire ordonnée se gavait, lui, d'autre chose : des millions d'actifs dits toxiques dont la banque ne veut plus. De l'immobilier pour la plupart, et aussi bien des maisons neuves mais désespérément vides que des immeubles à moitié construits. La note, quant à elle, est salée : 37 milliards d'euros de biens ont ainsi été transférés des banques nationalisées (Bankia, NCG Banco, Catalunya Banc et Banco de Valencia) au FROB entre le 23 et le 26 décembre. On dit "transférés", pour ne pas dire littéralement estimés et rachetés grâce à un financement venant en grande partie des fonds publics. La Sareb, qui fonctionne comme structure de défaisance, se chargera de vendre, louer ou détruire les biens immobiliers dont elle disposera. 

Il suffit de se faire une petite balade en voiture en Espagne pour s'en rendre compte : à l'entrée ou à la sortie des villes, elles pullulent, les millions de maisons identiques ; les immeubles flambant neufs, les coquettes villas, voire les résidences sur la côte d'un mauvais goût tel qu'il faudrait être payé pour y passer ses vacances. En m'installant en Espagne, je n'y avais pas trop prêté attention. Après tout, des urbanisations telles, on en voit partout aujourd'hui, c'est le destin de toute économie qui se développe... Puis, avec les années, je remarque combien de chantiers, que je croyais en activité, sont en fait arrêtés. Beaucoup même. 

Rêve américain cheap

Il m'arrive alors de me rendre une ou deux fois dans une ville nouvelle. De celles qui se trouvent aux périphéries de Madrid, avec de grands immeubles adossés les uns aux autres, séparés par de larges avenues parallèles  On n'y aperçoit pas grand-monde, sauf des jeunes parents, mais surtout, c'est effroyablement triste. Très peu de commerces de proximité, pas de vie de quartier, le vent nocturne s'engouffrant dans les artères de la ville vous glace parfois le sang, si ce n'est le silence qui s'impose à vous. 
Or, il y a une explication toute bête à cela : de par leur position géographique, ces villes, qui auraient pu être intéressantes lors du boom immobilier, se révèlent lointaines et peu accessibles depuis la crise. Mieux vaut encore, avec des prix aujourd'hui si bas, acheter dans le centre ou dans une zone plus commerçante. Résultat : il ne manque que des habitants à ces villes, devenues pleines "d'actifs toxiques"; en gros d'appartements vides. 

Tout cela peut passer quand on n'est pas encore allé à pire endroit. Il y a une ville dont je n'aurais sans doute jamais entendu parler dans ma vie si une amie ne s'était pas décidée à s'y installer. C'est Illescas, dans la province de Tolède mais à une demi-heure en voiture de Madrid. En pleine meseta castillane, un petit bourg comme les autres pensait pouvoir s'enrichir avec l'aubaine immobilière. Il devait logiquement se développer, puisqu'il se trouve sur la route de Madrid, une ville dont les prix ne cessaient de grimper, et où la population cherchait alors à s'éloigner, quitte à se retrouver à Illescas. 

Alors on y construit, comme partout, des maisons qui aujourd'hui ne trouvent pas preneurs. Quelle tristesse, en arrivant, de voir que rien n'a été planifié correctement. Les rues vont dans tous les sens, les terrains vagues se succèdent entre les blocs de maisons. Ici, aucun commerce, sauf ceux de la zone industrielle. Pas de parc, ni de services sociaux, de toute façon on accède à tout en voiture. En attendant des acheteurs, les promoteurs louent les appartements à des sommes dérisoires, atteignant parfois 3€ le mètre carré en location. Et pourtant, la grande majorité des maisons sont vides, sauf certaines dont, paraît-il, les chinois venus d'autres banlieues de Madrid raffolent.

Dans le jargon financier, ces biens immobiliers sont des actifs toxiques ; dans la réalité, des semblants de rêve américain cheap, des villes-zombies et des banlieues mornes qui n'auraient sans doute jamais dû être construits. C'est surtout un crime contre la vie espagnole même, celle qui se déroule dans la rue, sur les places, dans les petits commerces et les espaces communs.

Or, ces actifs toxiques avaient une valeur. Ils ont permis aux banques, promoteurs industriels, politiques locaux et nationaux de s'enrichir pendant des années sur le dos des générations futures, à qui ils lèguent aujourd'hui un patrimoine immobilier immense et inutile. A l'Etat, donc, de faire le sale boulot, et à travers le FROB, d'essayer de tirer un millième de bénéfice de ces maisons-là. La mission sera sans doute impossible. En attendant, joyeux Noël.

vendredi 14 décembre 2012

Un rescate pour 2013


S'il n'y avait qu'un mot à garder en espagnol pour l'année 2012, c'est rescate. Sûrement l'un des termes les plus utilisés dans les médias et même dans les conversations politiques. Plan de sauvetage ou de secours, si c'était en France. Un mot qu'on ne retiendra sûrement pas dans ceux qui ont fait 2012 à Paris. Alors, pourquoi ici et pas là-bas ? 

On aurait tort (quoique) de résumer l'usage de rescate au simple fait que l'Espagne s'est profondément enfoncée dans la merde cette année. Le mot est apparu seulement quelques fois dans la presse, on l'a sûrement murmuré dans les cercles politiques ou les milieux d'affaires, avec une certaine crainte. C'était au début de l'année, on ne savait pas encore ce que Rajoy et Merkel nous concoctaient. Alors forcément, le rescate, c'était le mal. Un rescate, c'est pas pour l'Espagne, son économie fonctionne malgré tout, les marchés ont confiance en elle. 

Et puis, les mauvais résultats économiques, la réforme du travail, les grèves et les recortes arrivent. Les agences de notation achèvent le travail de "décrédibilisation" de l'Espagne auquel s'affaire le gouvernement Rajoy depuis son arrivée. Mais la touche finale, sans aucun doute, c'est Bankia. Un conglomérat d'actifs toxiques qui était formé de l'union de sept caisses d'épargne surendettées en 2010, contrôlées par la caisse de Madrid, majoritaire. L'ancien directeur du FMI, Rodrigo Rato, est placé à la tête de l'entité, on se dit qu'il ne fera sûrement pas un mauvais boulot. Toujours est-il que la banque, avec l'aggravation de la crise, se retrouve avec 32 milliards d'euros d'actifs douteux, 3 milliards de pertes, que Rodrigo Rato démissionne avec grand fracas et que son successeur, José Ignacio Goirigolzarri, demande 24 milliards à l'Etat espagnol. Évidemment, désormais, le mot rescate est sur toutes les bouches et tous les yeux se tournent vers la prima de riesgo

Tout le monde dit rescate

En ce joli mois de juin 2012, je suis en France pour les vacances. À chaque fois, il m'arrive toujours des petites choses qui me font sentir que je n'y habite plus depuis longtemps. Normalement, ce sont les mœurs bizarres des Parisiens, la froideur du climat ou le très bon fromage qui me paraissent presque exotiques. Or, cette fois, le choc est rude : je réalise combien les Français sont loin de toute la grosse crise qui se déroule au sud des Pyrénées. Je me souviens d'une personne me demandant si c'était vrai qu'en Espagne, tout le monde ne parlait que de la dette publique et de la prime de risque. 

C'est bien vrai. La prime de risque (la différence entre taux d'intérêts espagnol et allemand dans la vente et achat des bons du trésor) fait même l'objet d'un petit compte-rendu tous les soirs au journal de la principale chaîne publique, TVE. À titre de comparaison, elle a atteint son point le plus bas en février à 300 pp, a atteint le pic de 638 en juillet et est revenue désormais autour de 400, mais devrait remonter avec les élections italiennes et les incertitudes au sein de la zone euro.
Si cette prime est importante, c'est qu'elle définit à quel taux l'Espagne se finance et s'endette. Or, ce taux a atteint les 7% cette année sur les bons à 10 ans, et est proche aujourd'hui des 5%. Pas besoin d'être expert en économie pour savoir qu'une dette publique aux taux d'intérêts si prohibitifs risque d'hypothéquer gravement l'avenir des Espagnols, qui devront passer des décennies à les rembourser par leurs impôts. Dans un pays qui a connu une grave crise immobilière et qui reste l'un de ceux en Europe où la dette privée est la plus élevée, c'est stupide de doubler tout cela d'une dette publique qui atteindra 90% du PIB en 2013, contre 37,3% en 2007.

Rajoy veut pas

Dans ces cas-là, il y a une solution : le rescate. On se finance à moindre coût, on dispose d'argent frais lorsqu'on en a besoin. Mieux : alors que n'importe quel autre pays refuserait le rescate, par souci de préservation de la souveraineté nationale, en Espagne, ça fait déjà des années qu'on suit les directives de Berlin, avec plus ou moins d'indépendance. Et le rescate bancario qui, lui, est bien en train de se mettre en place, impose déjà des conditions drastiques à travers le fameux Mémorandum d'entente que l'Espagne a signé en juillet 2012. Alors, si on souffre les règles du rescate mais que seule la banque en profite, pourquoi ne pas demander un rescate en bonne et due forme ? Parce que Rajoy veut pas. 

El País a fini par le lui demander récemment : Rescate urgente. Vous trouverez sans doute la situation pathétique et vous aurez raison. D'un côté, des médias, des politiques, des économistes et des citoyens qui demandent le rescate. De l'autre, un Président de gouvernement qui vacille, doute, s'interroge, fait durer le suspense parce qu'au fond, il a peur de perdre des millions de voix en prenant le risque de demander de l'argent à une Allemande. La même Allemande qui regarde vers ses propres élections en 2013 et craint de perdre aussi des voix avec un rescate espagnol. Alors, on attend que chacun d'entre eux se décide. C'est donc ainsi que les intérêts personnels de deux politiciens passent avant l'intérêt d'une nation entière. C'est donc ainsi qu'on entre dans 2013 sans savoir comment le gouvernement remplira les caisses.

mardi 11 décembre 2012

Psychanalyse de l'Espagne

Avant de débuter tout blog sur l'Espagne, il est des choses à savoir sur ce magnifique pays, un peu de son histoire, de ses coutumes et de son parcours pour comprendre comment on en est arrivés à ça. Pour cela, il nous faudra sonder le moi et l'inconscient collectif, fouiller les recoins de l'esprit espagnol, nous interroger sur ses multiples identités et analyser les actes pour comprendre de quelles névroses générales souffre la péninsule. En fait, en procédant à une sorte de thérapie psychanalytique, on finira par mieux comprendre. 

Le Maroc, le Ça espagnol

Remontons donc plus de cinquante ans en arrière pour découvrir un tout autre pays. Au sortir de la seconde guerre mondiale, l'Europe occidentale se reconstruit et bénéficie du tant vanté plan Marshall pour redresser son économie. Toute ? Non. Un grand pays est laissé de côté. Il fut neutre pendant la guerre, ayant lui-même souffert une terrible guerre civile, il est oublié par les Alliés, qui finiront par reconnaître son dirigeant Franco que plusieurs années plus tard. 
En attendant, voyager dans cette Espagne des années 40 ou 50 donnerait des images très éloignées du pays d'aujourd'hui, moderne et totalement intégré dans l'Europe. A cette époque-là, l'Espagne ressemblait beaucoup plus au Maroc qu'à la France, et on en garde une certaine trace aujourd'hui dans ce qui constitue l'inconscient du pays. 

Difficilement concevable que Maroc et Espagne aient quelque chose en commun. Ce sont pourtant des pays voisins, héritiers d'une histoire souvent partagée, et si les cultures sont différentes et les relations bilatérales cordiales (mais sans plus), Espagne et Maroc sont de proches partenaires économiques. 
D'ailleurs, économiquement, Maroc et Espagne ont en commun une certaine importance du secteur agricole et des matières premières. Chacun souffre de l'économie souterraine et ce, dans les mêmes proportions. Le chômage est un fléau des deux côtés du détroit de Gibraltar, ainsi que le manque de perspective pour les jeunes diplômés. 
Si Maroc et Espagne ont tant de difficultés en partage, c'est que le Maroc représente, d'une certaine façon, l'ancien visage de l'Espagne. Plus modeste, peu avancé, peu démocratique, cette Espagne-là, que d'aucuns appellent Españistan, disparaît car la majorité des Espagnols veut clairement aller de l'avant. Et si les plus anciens peuvent encore témoigner de cette autre époque, tout le monde a par la suite adhéré en masse au projet européen.

Le Moi espagnol et le modèle français

La mort de Franco, en 1975, annonce la nouvelle Espagne. Celle qui doit se réinventer après être passée de la monarchie bourbonienne à la dictature, puis à la République et de nouveau la dictature. La stabilité politique ne s'est jamais conjuguée à la démocratie, et c'est à cela que s'attache la majorité des citoyens après la mort du Caudillo : libertad, libertad
On devra beaucoup au roi Juan Carlos, à la volonté du peuple espagnol de s'exprimer et aux hommes politiques de trouver un modèle permettant l'union des Espagnes dans leur diversité. 

Mais l'entrée dans l'Europe (1986) augure une nouvelle ère : libéralisation de l'économie, industrialisation et amélioration des services, construction des infrastructures, instauration de la protection sociale... En trente ans, l'Espagne passe littéralement du tiers monde à la C.E.E par la grande porte. Et le seul modèle économique qu'elle a et qui lui semble réalisable, c'est la France. Car les entreprises françaises sont nombreuses à s'installer en Espagne, car la politique du TGV, du minitel, de la carte à puces et du nucléaire, ça fait un peu rêver de ce côté-ci des Pyrénées. On veut faire partie de l'Europe à tout prix, quitte à s'inspirer du grand Autre lacanien que constitue la France pour l'Espagne. Malheureusement, les choses ne vont pas se dérouler comme au pays de Voltaire et Rousseau.

Une sorte d'hystérie collective s'empare de la population après la crise du début des années 90. José María Aznar arrive au pouvoir pour rassurer les Espagnols : oui, nous sommes un grand pays, oui, nous pouvons devenir puissants, oui, nous pouvons devenir prospères. "Enrichissez-vous" aurait-il pu dire, quand des millions d'Espagnols succombent à la mode du moment, l'immobilier. Sauf que. L'immobilier n'est pas un secteur de pointe. L'immobilier embauche, mais ne favorise pas l'emploi diplômé. L'immobilier n'exporte pas, l'immobilier ne rapporte pas à tout le monde et l'immobilier favorise malgré lui la corruption et le clientélisme. 
L'Espagne, sans s'en rendre compte, prend le mauvais chemin et, comme les Etats-Unis, se prend la crise de 2008 dans la figure. Arrive en 2010 le Surmoi allemand.

Le Surmoi merkelien

De l'Espagne grandiose de 1992, avec les Jeux Olympiques de Barcelone et le train à grande vitesse pour l'Expo universelle de Séville ; De l'Espagne arrogante d'Aznar, engagé en Irak et contre le Maroc pour une île ridicule ; De cet Ego espagnol, il reste un pays qui abandonne petit à petit sa souveraineté, a perdu de sa superbe mais garde la fierté de ces florissantes années passées. Et qui doit pourtant se résoudre à obéir aux ordres du Surmoi allemand, qui décide de Berlin ou de Bruxelles du sauvetage de certaines banques espagnoles, celles qui doivent leur dette en grande partie à Francfort. Un vrai capharnaüm qui ne fait que blesser plus encore le Moi espagnol outragé par cinq années de crise. C'est au point de se demander si un jour, ce Surmoi exigeant ne finira pas par révéler au reste du monde ce que, au fond, tous les Espagnols redoutent : que l'inconscient collectif se réveille, que cette vieille Espagne aux allures d'Españistan finisse par resurgir. De quoi, à coup sûr, repartir comme en 40. ou 36.

dimanche 9 décembre 2012

Changer de génération

C'est un des problèmes les plus complexes à régler, semble-t-il. La fameuse génération "ni-ni" espagnole, celle qui n'a ni étudié ni travaillé, entre dans la vingtaine en regardant vers l'étranger, prête à partir. Restent des millions de jeunes espagnols aujourd'hui au chômage qui n'ont d'autre choix que d'attendre quotidiennement devant la télé ou les jeux vidéo que quelque chose réveille ce pays de sa léthargie économique. 

Ajoutez à cela la génération d'adultes, la majorité : celle qui a connu voire contribué à restaurer la démocratie en Espagne, dont certains gardent leur poste tandis que d'autres souffrent du chômage partiel, doivent partir en pré-retraite, acceptent des baisses de salaire ou se voient tout simplement jetés à la porte avec de maigres indemnités grâce à la énième réforme du travail votée par l'actuel gouvernement, qui donne tous les prétextes aux entreprises de faire des ERE (plans sociaux). Toute cette génération a déjà souffert deux crises, dans les années 80 et 90, et pensait depuis que le pays ne connaîtrait plus la misère. 

Et c'est là qu'on atteint la génération se trouvant au cœur du système, celle des retraités. De plus en plus nombreux, de plus en plus vieux, de plus en plus dépendants et exigeant de plus en plus de soins. Malgré tout cela, ce sont bien aujourd'hui les retraités qui font vivre des millions de familles espagnoles. 

Plusieurs générations, une pension

En Espagne, un contrat tacite semble stipuler que les adultes prennent soin de leur progéniture jusqu'à ce que celle-ci puisse voler de ses propres ailes. Et même après. Combien de fois ai-je travaillé avec des collègues, la trentaine atteinte, apportant dans leur tupperware de midi les bons petits plats que maman avait faits ? Combien en connais-je qui vivent encore chez leurs parents ? Des choses vues comme un manque de maturité, de responsabilité ou d'indépendance face à ses parents en France sont monnaie courante en Espagne.

Le contrat stipulait traditionnellement qu'ensuite, les mêmes enfants prenaient soin de leurs anciens jusqu'à leur mort. Or, bien évidemment, la société change, et si les jeunes d'antan avaient les moyens de prendre soin de leurs ancêtres, difficile aujourd'hui de trouver un revenu décent permettant de faire vivre toute une maison sans se soucier de savoir comment l'on finira le mois. 

Apparaissent alors des foyers curieux, en nette augmentation depuis 2010 : ceux où plusieurs générations vivent grâce à la retraite d'un grand-parent. Les 20-30 étaient les premiers à souffrir de la crise du chômage, voici donc aujourd'hui les 40-50 ans qui reviennent au bercail, celui-là même qui avait été abandonné il y a si longtemps. Et il faut même dire que, pendant que vous perdiez votre emploi, votre salaire et votre maison, vos parents coulaient une douce retraite. Les retraités ont réussi à maintenir voire à améliorer leur niveau de vie depuis 2008. Ils n'ont pas perdu de pouvoir d'achat et sont même devenus plus consommateurs que les jeunes. En cinq ans, seuls les ménages où vivaient un ancien ont augmenté leurs dépenses. Pas étonnant, donc, que les retraités espagnols soient jubilados...

C'est simple, aujourd'hui le salaire moyen s'approche de plus de plus dangereusement de la pension moyenne, et celle-ci ne devrait qu'augmenter, puisque les retraités seront de plus en plus des ex-travailleurs bien formés, gagnant un haut salaire. 

Il ne s'agit pas de contester la légitimité des retraités espagnols : ils ont travaillé toute leur vie et méritent leur retraite. Mais ils ne méritent sûrement pas de devoir entretenir leur famille ruinée. À ne pas toucher aux retraites, surtout les plus élevées, on finit par sacrifier les jeunes générations, en les privant du financement nécessaire aux études, à la création d'emplois, à la recherche et au développement. On entretient donc un cercle vicieux qui finit par déconstruire les bases mêmes du modèle familial espagnol. Le principe selon lequel les plus jeunes prenaient soin de leurs anciens en travaillant devient complètement obsolète lorsque l'inverse devient habituel.

Devant cela, le gouvernement Rajoy avait toujours promis qu'il ne taillerait jamais dans les retraites. Comme il avait promis de ne pas augmenter la TVA et de ne toucher ni à l'éducation ni à la santé. Les fausses promesses s'envolent, les décisions restent, notamment celle prise récemment de ne pas revaloriser les retraites en 2013. Une décision qui n'affecte en rien les retraites élevées mais finira par porter malheur aux millions de familles pauvres condamnées à vivre avec une maigre pension.

vendredi 7 décembre 2012

Privatiser la santé

Ça a commencé par une simple signature. Dans la salle de classe, quelques élèves adultes viennent d'arriver et l'un d'entre eux surgit avec une feuille à la main, demandant, imposant presque, à chacun d'entre nous de signer sa pétition. Contre la décision prise par la région de Madrid de convertir l'hôpital La Princesa en un centre de santé spécialisé pour personnes âgées. Géré par une entreprise privée. 

Première fois que je vois, en tant que professeur de français, mes élèves montrer des positions politiques claires et surtout, un engagement écrit et oral afin de lutter contre la politique menée par la région en matière de santé publique.

Quelle idée, non ? Privatiser la gestion de la santé. J'en avais vaguement entendu parler, ou alors c'est que j'avais lu un article dans Libération à l'époque où je vivais encore à Paris. Or, serait-ce pécher par ingénuité que de penser que la santé devrait rester, avec l'éducation, un des domaines à ne jamais connaître l'appât du gain, le bénéfice, les actionnaires, le capital ? Apparemment oui, car ce n'est pas qu'un seul hôpital que Madrid voudrait confier aux bonnes mains d'entrepreneurs privés, mais bien six, ainsi que 10% des centres de santé que compte la capitale ibère. 


La première question que suscite cette décision : pourquoi ? On serait stupide de croire les arguments développés par celui qui est à l'origine du plan, à savoir, le conseiller chargé des questions sanitaires au sein de l'équipe régionale, Javier Fernández-Lasquetty. Avertissant, "Il n'y a pas de négociation possible", le supposé spécialiste donne une interview des plus absurdes à El País, et affirme "Ce n'est pas privatiser. Ce que nous faisons, c'est externaliser la gestion."

"Externaliser" est le nouveau mot pour ne pas parler de privatisation, donc. Sauf qu'au fond, on a peine à croire que la gestion de la santé publique soit si catastrophique qu'elle ait besoin d'être transférée au privé qui, c'est bien connu, sait beaucoup mieux que ces fainéants de fonctionnaires comment éviter la ruine. Au niveau de l'Etat, les comptes de la Sécurité sociale ne sont pourtant pas au rouge vif, malgré la crise. Certaines communautés autonomes, comme le Pays basque, ont pu éviter de faire des coupes budgétaires dans la santé. 
A Madrid, c'est bien l'élection d'Esperanza Aguirre, en 2003, qui bouleverse le secteur sanitaire. La présidente de région, de droite, trouve 21 hôpitaux publics à son arrivée et quitte son poste en 2012 en laissant un établissement sur trois géré par une entreprise privée. Des entreprises qui n'ont pas prouvé que leur gestion était meilleure que dans le 100% public. Et une communauté madrilène qui poursuit, têtue, son plan de privatisations dans la santé, alors qu'elle n'a pas non plus été capable de gérer correctement le budget régional et se retrouve aujourd'hui avec une dette approchant le milliard d'euros, et ce malgré de très bons résultats économiques dans la région durant la dernière décennie. 

Main basse sur le pactole

Ce n'est pas un secret, l'année 2012 a été dure en Espagne. La majorité des citoyens ressent la crise, le chômage touche tous les secteurs, des millions de familles vivent grâce à la seule retraite des grands-parents tandis que d'autres rentrent chez eux la boule au ventre, appréhendant d'ouvrir l'avis d'expulsion qu'ils s'attendent à recevoir. Cette satanée crise a bien dû atteindre les hautes sphères. 
Aujourd'hui en Espagne, impossible donc pour les élites de faire de l'argent facile avec l'immobilier ou le tourisme. L'argent n'entre plus. Par contre, il y a un secteur qui résistera à la crise. Un secteur qui devrait se bonifier à mesure que la population vieillit, et qui promet de mirobolants bénéfices. La santé, c'est l'avenir ! Des bénéfices à deux chiffres ! Alors, comment se résoudre à laisser un tel trésor aux mains de l'administration ? Il suffirait pourtant de convaincre tout le monde que la santé gérée publiquement est au bord du désastre, que la seule solution réside dans "l'externalisation" et, avant toute chose, d'habituer doucement les patients à payer pour se soigner. Ce qui expliquerait pourquoi la communauté madrilène a tenté d'imposer le ticket modérateur d'un euro avant de se faire retoquer par le gouvernement central. Il faudra donc attendre encore un peu avant d'avoir une véritable santé privée. 

Le rêve des mutuelles santé est cependant sur le point de franchir une nouvelle étape : septembre 2013, conclusion du plan "d'externalisation". A moins que ne s'engagent contre ce plan les citoyens, les personnels de santé et tous ceux qui tiennent à protéger ce que leurs ancêtres ont toujours rêvé d'obtenir : le droit à la santé.